Le monachisme dans l’Eglise Syriaque Orthodoxe

Les syriaques voient dans la vie monastique l’idéal de leur foi et la philosophie de leur loi chrétienne. Le principe de cette vie est simple : abandonner ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, pour se livrer à la recherche de la vie éternelle, en maîtrisant les passions charnelles et les mauvaises convoitises, et en s’éloignant de tout ce qui ne concorde pas avec une vie chrétienne sainte et pure.

Le monachisme syrien(1)

 L’ascétisme individuel

A ses débuts, le monachisme, ce nouvel idéal de vie chrétienne avait comme particularité la fuite hors de la ville et des lieux habités vers la solitude du désert comme le montre l’exemple de l’ermite Antoine. Le monachisme était vécu dans l’isolement total du chrétien consacré, en vue de l’adoration. Cette forme de vie individuelle et isolée fut appelée « anachorétisme ». Les anachorètes vivaient séparément parce qu’ils sentaient le besoin d’abandonner tout ce qu’il y a dans ce monde, le besoin de s’éloigner, autant que possible, de tous les hommes pour être entièrement à Dieu, converser avec lui dans la prière, le jeûne, les veillées, en ayant toujours pour but ultime, la vie éternelle.

Le monachisme organisé

C’est donc au 4ème siècle que le monachisme a changé de figure : d’une vie ascétique individuelle, il évolua en une vie communautaire et spirituelle. Le cénobitisme instauré par saint Pachôme bien qu’il soit rattaché lui aussi à l’idée de la fuite du monde, et donc à l’idéal érémitique, est venu contrebalancer l’évasion radicale de l’anachorète et introduire un équilibre significatif dans la vie ascétique. La vie commune est établie. Les ascètes se rassemblaient sous la direction d’un père spirituel dont le rôle était de guider les novices dans leur cheminement vers la perfection. Plus tard, les monastères ont été fondés pour cette même raison. Les monastères étaient présidés par un abbé; celui-ci était habituellement un grand connaisseur de la vie spirituelle, un expert de la vie monacale et ascétique. A cette époque-là, on rédigea des lois internes pour les monastères, par lesquelles on définissait les règles régissant les relations communautaires entre les moines et leur abbé, et entre les moines eux-mêmes. A côté de l’abbé, on note la présence des « anciens » qui orientaient les novices vers l’apprentissage de la vie monastique, et les entraînaient pour être prêts aux combats spirituels.

Or, la vie ascétique isolée n’a pas disparu, en dépit de la fondation des monastères et de la vie communautaire. Les anachorètes et les ascètes se sont répartis dans les grottes et les cavernes. D’aucuns passaient les jours de la semaine seuls dans leurs cellules ou leurs ermitages, que ce soit dans l’enceinte du monastère ou bien à l’extérieur, et le dimanche, ils se réunissaient à l’aube au monastère. Ils assistaient à la divine liturgie, communiaient avec leurs frères et avec le chef du monastère, à la sainte eucharistie. Ensuite ils partageaient avec eux l’agappe, et en fin de journée, ils retournaient à leurs cellules.

Les bases du monachisme chrétien

Les religions antérieures au christianisme ont connu des formes d’ascétisme et de pratiques semblables à ce qu’on a dans le monachisme chrétien : maîtrise du corps voire même son épuisement en vue de parvenir à l’illumination de l’esprit, jeûne, prière, veillée, etc. Néanmoins, ces pratiques-ci demeurent fort éloignées de l’esprit de pénitence qui accompagne la démarche du moine pour parvenir à la perfection évangélique.

Dans l’Ancien Testament, les figures du prophète Elie (1 R 17, 2-6) et de Jean-Baptiste (Mc 1,6) nous donnent un avant-goût de ce que sera la vie ascétique dans le christianisme. Par contre, dans le NT, c’est la vie de Jésus sur la terre et ses enseignements qui sont devenus la base du monachisme chrétien. Au début de son ministère, Jésus a vécu seul dans le désert là où il a jeûné 40 jours et 40 nuits. Il est dit de lui qu’il s’est fait pauvre volontairement (cf. 2 Co 8, 9). Il n’avait pas où poser la tête (Mt 8, 20). Et lorsque ses disciples collectaient des aumônes pour subvenir à ses besoins et aux leurs, il leur dit : « En chemin, proclamez que le Règne des cieux s’est approché. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni monnaie à mettre dans vos ceintures, ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales ni bâton, car l’ouvrier a droit à sa nourriture » (Mt 10, 7-10). Ceci est le commandement divin qui fonde le vœu de la pauvreté volontaire.

Quant au vœu de la virginité qui est celui de ne pas se marier, de demeurer dans la chasteté, il trouve son fondement dans les paroles du Seigneur : « En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! » (Mt 19, 12). Ainsi avons-nous reçu de Jésus cet enseignement de la primauté de la virginité sur le mariage. A ce sujet, St Paul écrivit aux Corinthiens en disant : « Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi … » (1 Co 7, 8 ; cf. 32-34). Mais attention de ne pas réduire la virginité à la continence sexuelle car le sens de la virginité est d’autant plus large qu’il va jusqu’à l’innocence parfaite.
Enfin, le troisième vœu est celui de l’obéissance complète à la volonté du chef spirituel et de l’aumônier du moine. Le renoncement du moine à sa propre volonté a pour but de s’approcher de Dieu et de marcher sur ses traces en portant sa croix. Cette obéissance nous est donnée dans un enseignement précieux de Jésus à l’occasion de la question du jeune riche : que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? Et Jésus répondit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi !. (Mt 19, 16-22 cf. aussi Mt 16, 24-27 ; Mc 10, 29-30).

Facteurs qui ont favorisé le développement et l’expansion du monachisme

Au IVe siècle que certains aiment appeler « siècle du monachisme », l’édit de Milan (313) promulgué par Constantin fut un moment décisif qui contribua à l’épanouissement du monachisme. Selon cet édit, le christianisme est admis pour la première fois comme religion tolérée de l’empire romain, à côté du paganisme et du judaïsme. Par ailleurs, l’empereur Constantin exonéra du paiement des impôts, les célibataires et tous ceux qui n’avaient pas d’enfants. D’où, il faut le reconnaître: beaucoup ont quitté leurs familles et ont fui vers le désert pour échapper aux impôts. A cela s’ajoute le fait que Constantin avait déchargé les moines du service militaire. De pareilles mesures ont sans doute encouragé les jeunes à épouser la vie monastique, et à supporter les difficultés d’être fidèle à ses vœux et d’accomplir son devoir pourvu qu’on soit dispensé des lourds impôts et du service militaire.
Par ailleurs, nous pouvons ajouter que sur le plan philosophique, la pensée néoplatonicienne a eu de grandes influences sur les pères de l’église et notamment pour le développement de l’idée du monachisme et de la contemplation.

Débuts du monachisme syrien et figure de saint Ephrem(2)

Les historiens placent les débuts du monachisme syrien au IIIe et IVe siècle et ceci grâce aux écrits d’Aphraate (le sage persan), d’Ephrem le soleil des syriens, comme le nomme BarHebraeus, et du « Livre des degrés » (Liber Graduum). A cette époque primitive, le christianisme syriaque était peu influencé par l’hellénisme. Les écrits précités nous parlent des bnay qyomo et des ihidoyé(3) qui sont des adultes qui ont fait des vœux lors de leur baptême et probablement le vœu de virginité. La raison en est que le baptême est vu comme une deuxième naissance à la vie d’innocence de nos premiers parents dans l’Eden avant la chute, et à la vie spiritualisée des ressuscités.

Parmi ces dévoués, il y avait ceux qui vivaient en commun, et ceux qui restaient dans leur maison familiale. Il n’était pas question à cette époque que ces bnay qyomo et ihidoyé se retirent de la société, mais ils restaient toujours au milieu des chrétiens de leur ville, en lien étroit avec l’ordre sacramentel et hiérarchique. Ainsi, le mot ihidoyo ne désignait-il pas au départ un moine ou un ermite (solitaire) comme les anachorètes d’Egypte, disciples de saint Antoine. Ihidoyo est un homme isolé de sa femme, disciple du Fils unique de Dieu, le Christ monogène (ihido).

Quant à la figure éminente de saint Ephrem, nous pouvons dire que selon toute vraisemblance, ce grand saint a vécu l’ascétisme prémonastique et non la vie monastique moins encore la vie anachorétique. Son mode de vie peut être qualifié de « protomonastique ». Il a été élevé à Nisibe dans l’esprit de l’ascétisme primitif, et non l’esprit d’un monachisme qui se serait épanoui à la frontière syro-persane, en même temps que le monachisme égyptien et sans en dépendre. Il aura sans doute entendu parler à Nisibe, de ce nouveau mouvement érémitique qui se propageait alors de l’Egypte sur la Palestine et la Syrie Septentrionale ; mais il n’entra en relations avec lui qu’à Edesse(4), où on sait qu’il a passé les dix dernières années de sa vie (364-373). A Edesse, Ephrem était le professeur, le maître du chœur, le conseiller de l’évêque, le poète et l’écrivain dont l’œuvre, aux proportions colossales, a suscité l’admiration de ses contemporains.

En fin de compte, nous allons essayer de définir quelques principes de la vie monacale chez saint Ephrem. Ephrem, tout comme saint Pachôme souligne fortement les vertus de la chasteté et de la pauvreté. Avec saint Basile, Ephrem s’accorde pour dire que le moine sert son Dieu aussi bien en prêchant le salut aux hommes, qu’en appliquant les vertus dans une vie communautaire de prière et de pénitence. Le docteur d’Edesse avait le souci de la pastorale ecclésiale. Mais en parallèle il insistait sur la nécessité de la clôture intérieure et sur les vertus essentielles pour que le moine soit aussi apôtre du Christ au milieu de son peuple. C’est dans cet esprit qu’il s’est donné totalement à l’enseignement et à la production littéraire, et n’a pas hésité d’un autre côté, à vivre la charité à l’extérieur, surtout pendant ses derniers jours, lorsqu’une famine toucha la ville d’Edesse, et qu’il organisa les aides alimentaires et médicales pour une population déshéritée.

Le moine, donc, selon Ehprem, n’est pas moine pour avoir interrompu ses relations avec le monde extérieur en se retirant au désert ou dans un couvent. Il est moine parce qu’il s’est fait une clôture intérieure et a acquis les vertus essentielles que requiert son état de moine : la maîtrise des passions du cœur (la chasteté), le renoncement, la pauvreté, la prière continue, la méditation de la Bible, et notamment la vie de charité chrétienne.

Le monachisme aujourd’hui

Pendant des siècles, les moines ont exercé une influence considérable sur la vie de l’église. A partir du 13e siècle, la vie monastique dans l’église syriaque orthodoxe a connu des périodes de décadence. Vers 1946, elle ne comptait plus qu’une vingtaine de moines et il ne restait que douze des monastères autrefois si nombreux. Mais un renouveau s’est produit dans la vie monastique et le clergé séculier grâce aux efforts du patriarche Ephrem Barsoum (+1957), et la poursuite de ces efforts jusqu’à aujourd’hui où on compte plus qu’une centaine de moines et de moniales.

Les règles monastiques furent révisées et des modifications introduites par le concile de Za‘faran de 1930 qui promulgua deux canons sur la vie religieuse. Les moines reçurent l’interdiction de desservir des paroisses. Mais il faut signaler aussi que chez les syriens orthodoxes, les moines sont les seuls habilités à remplir les fonctions épiscopales.

L’habit monastique consiste en une robe de laine noire (kuthino), une ceinture de cuir (zunoro), un capuchon (eskimo) et une chape (jubba). Le saint schema (eskimo qadisho) est propre aux moines, qu’ils soient diacres, prêtres ou évêques, et ne s’enlève jamais. Il consiste en une longue bande de tissu noir, dont une extrémité a la forme d’un capuce et dont l’autre prend entre les épaules sous le vêtement de dessus, de telle sorte que le rebord passe au-dessus des oreilles en diagonale à partir du front, descendant sur la nuque. La coiffure est ornée de deux bandes blanches, et l’espace intermédiaire est couvert de 12 croix blanches, et une treizième croix se trouve à l’arrière. La tonsure s’appelle (suphoro).

La vie d’un moine est ponctuée par les offices de prière. La méditation, la lecture, la copie manuelle d’ouvrages en syriaque et l’accueil des nombreux pèlerins, les travaux manuels, le travail de la terre pour certains, l’enseignement du syriaque et de la théologie pour d’autres, si le monastère contient une école, occupent le reste de son temps. Même si le moine n’assume pas d’activités à l’extérieur, le monastère est donc loin d’être un lieu fermé. Le moine observe strictement toutes les prescriptions de l’Eglise, particulièrement les jeûnes. Il peut choisir entre le statut de moine-prêtre et celui de non-prêtre. Des moniales habitant séparément mais dans l’enceinte du monastère assurent les services ménagers, et de plus en plus elles prennent en charge les leçons de catéchisme pour les laïcs (surtout les moniales de saint Jacques Baradée). Il existe également des monastères exclusivement réservés aux femmes.

Note de pages :

1) Dans cette première partie, nous nous référons souvent à l’article « Le monachisme dans l’Eglise syriaque orthodoxe d’Antioche», par Mor Ignace Zakka Ier, in Buhut (2), Monastère saint Jacques Baradée, Atchaneh, Liban, 1998.
Nous renvoyons aussi le lecteur aux actes du colloque V du patrimoine syriaque (Le monachisme syriaque, aux premiers siècles de l’église IIe – début VIIe siècle ; vol 1, Cerp, Liban, 1998), et aux actes du colloque VI (Le monachisme syriaque, du VIIe siècle à nos jours; vol 1, Cero, Liban, 1999)

2) Cf. E. Beck, « Ascétisme et monachisme chez saint Ephrem », OS vol. III (f.3), 1958, pp. 273-298. Georges RAHME, « Saint Ephrem et le monachisme », in Le monachisme syrien aux premiers siècles de l’église IIe – début VIIe siècle ; vol 1, Cerp, Liban, 1998, pp. 117-125.

3) Chez Aphraate et Ephrem, nous trouvons plusieurs catégories : les btulé (vierges des deux genres), les qadishé (gens mariés qui décident de mener une vie continente), les ihidoyé (singuliers, célibataires, ceux qui vivent séparés des femmes. Plus tard, chez le dernier Ephrem, le terme désignera les anachorètes séparés de tous les humains), les bnay qyomo (une confrérie d’élite de l’église formant un ordre d’ascètes célibataires vivant dans les conditions d’un état ecclésiastique).

4) Nous ne trouvons chez lui d’allusions au monachisme (et probablement à celui de Julien Saba qui se trouvait aux environs d’Edesse) que dans les hymnes sur la Virginité (ed. Rahmani, Charfet, 1906) et dans l’homélie d-‘al îhîdôyé w-abîlé (éd. Pius Zingerle, in Monumenta Syriaca I, Œniponti, 1869)

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